Jean est berger. Il a seize ans.
Jeanne est bergère, seize ans aussi.
Tous deux ont en charge un troupeau.
Deux cents ovins qui se déplacent en un long ruban
sur les chemins poussiéreux du Lot.
Un lent et sourd piétinement ponctué du battement
des sonnailles et redons.
Car Jean et Jeanne sont responsables de la
transhumance de ce troupeau d’animaux
qui appartiennent à deux propriétaires de la région.
Tondus, marqués, cloches au cou, les animaux
se sont ébranlés.
Ce sont d’abord les étroites ruelles villageoises
puis, les chemins des collines, ces sentes pierreuses
qui ont vu passer les troupeaux d’antan.
Il faut longer les murets de pierres sèches
environnés du chant des grillons sous une chaleur
qui ne faiblit pas. Et, le soir venu,
regrouper le troupeau qui se repose enfin
sous l’œil des chiens Zaï et Zec ,
indispensables compagnons des bergers.
Il faut les voir guetter le signal de leurs maîtres,
prêts à bondir pour ramener la brebis vagabonde,
presser les traînards ou resserrer l’ensemble
du troupeau regroupé en l’entourant d’un cercle
de galopades effrénées.
Dormez, moutons, dans le thym, le romarin et
la sauvage lavande odorante des collines.
Reposez vos pattes graciles qui ont parcouru tant
de kilomètres hier, aujourd’hui et recommenceront
demain leur lente progression vers le Lioran
et sa riche et nourrissante herbe verte .
Soudain, Zaï lève la tête et hume l’air,
inquiet, la queue ramassée entre les pattes.
Zec, le plus jeune se réfugie près de ses maîtres.
Les brebis se dressent sur leurs pattes encore
tremblantes de fatigue : l’inquiétude des chiens
leur est sensible.
Bientôt tout le troupeau est debout, sur le qui-vive,
se bousculant dans l’espoir de se fondre au sein
des toisons odorantes.
Jean et Jeanne scrutent le ciel.
De sombre, la nuit est devenue d’un noir profond.
Plus d’étoile, plus de lune.
Une forte odeur de terre monte des bois
de chênes plus lointains.
Silence. Attente. Hommes et bêtes impuissants
devant la nature .
Alors, le vent se lève.
Tout d’abord léger il commence à faire bruire
les feuillages assoiffés .
Les odeurs de la nuit s’exaltent .
Une hulotte passe en un vol silencieux, pressée
de regagner son abri dans un tronc d’arbre creux.
Le vent augmente, devient de plus en plus fort.
Les feuilles des grands chênes se retournent
et montrent leur face cachée.
Le troupeau piétine , les dos ondulent
comme des vagues.
Les chiens ont de plus en plus de mal à contenir
le cercle laineux bien clos.
Qu’une bête s’échappe et c’est la fuite éperdue,
inconsciente du danger et l’assurance de nombreux
animaux perdus, blessés ou morts.
Soudain, des éclairs aveuglants zèbrent le ciel.
L’orage tonne violemment juste au-dessus
du troupeau fou de peur.
-vite, crie Jean, poussons- les vers Carayac.
Les bêtes seront rassurées derrière les vieux murs.
L’ antique cazelle ruinée se dresse à peu de distance,
au sommet de la colline où le vent s'élance.
Ce ne sont plus que pans de murs, éboulis de
pierres, ouvertures béantes envahies par une
végétation folle.
Sous la lumière aveuglante des éclairs, les ruines
offrent un spectacle hallucinant. Le vent rugit
entre les pierres, sa violence fait s’ébouler
des lauzes en équilibre précaire.
Jean et Jeanne, aidés de leurs chiens, poussent
le plus rapidement possible le troupeau vers
les restes de l'abri.
Il était temps !
Les bêtes affolées allaient rompre
la ronde des chiens.
Il est bon d’avoir ce rempart face au éléments
déchaînés, de pouvoir s’adosser aux murs de pierres sèches.
Bientôt, la pluie d’orage d’une violence inouïe
s’abat sur tous.
C’est que les orages du Quercy ne connaissent
que violence et démesure.
Le risque est grand de voir la foudre tomber
près du troupeau. Et si le feu se déclare c’est la
fuite aveugle et la mort certaine de la plupart
des animaux confiés à la garde des jeunes bergers.
Jeanne pleure, dans les bras de Jean.
Tous sont trempés, terrorisés.
Eclairs aveuglants, tonnerre assourdissant
se multiplient entre les vieux murs encore debout.
La pluie redouble, glisse sur le sol des grandes
sécheresses qui ne peut l’absorber et s’écoule
bientôt en torrent de boue menaçant d’emporter
les plus faibles.
Il faut tenir. Subir les éléments déchaînés.
Croire que tout cela aura une fin heureuse en dépit
du vent fou et furieux qui bouscule les bêtes
et menace de renverser les humains.
Bêtes et gens réunis dans une même épouvante
immobiles, épuisés, se taisent.
Mais peu à peu la pluie ralentie.
Elle est encore violente mais moins semble-t-il.
Le vent perd de son intensité. Les éclairs diminuent
puis cessent et l’orage s’éloigne.
La pluie se calme puis s’arrête. Le vent est tombé.
Les moutons ont senti la fin de l’orage :
le danger est passé.
Le troupeau commence à bouger doucement.
Il semble que deux cents petits museaux dressés
respirent l’odeur de l’accalmie.
Les chiens s’ébrouent et viennent quémander
des caresses de réconfort.
Rassurés, les chiens se pelotonnent . Ils savent
que le troupeau ne bougera plus de la nuit et
que leur surveillance peut-être plus légère.
Jean et Jeanne dans leurs habits trempés, se
tiennent les mains et se contemplent en silence,
heureux d’être encore en vie, heureux de se
regarder,heureux de se toucher.
Et dans la cazelle de Carayac rendue aux
souvenirs de son passé, près du troupeau assoupi
et des chiens somnolents,
Jean et Jeanne échangent un premier baiser.